ennemies de Gretel et Dorothy (en neuf lettres)

Louisa emplit chaque matin les mangeoires qu’on a suspendues bien en vue des fenêtres des pensionnaires pour égayer leur paysage. Il n’y a jamais que des chauves-souris qui viennent s’y nourrir. À l’intérieur, la maison de repos est emplie de temps morts, de temps fades que Louisa comble de mots croisés et de menues corvées. Les pensionnaires — que des femmes — serrent leurs cartes entre leurs doigts crochus, y collent leur visage pour glisser au-dessus des regards noirs bourrés d’une malice sénile. On les encourage à jouer même si elles perdent toujours le fil. Passé et présent se mélangent dans leurs têtes de pommes pourries. Elles oublient parfois jusqu’à leur nom, mais il arrive que leur jeunesse leur revienne pour combler les trous. Il suffit alors que l’une d’elles se rappelle un sort, et on découvre un crapaud derrière le comptoir de la réception. Il faut perdre du temps, ensuite, à entraîner un petit nouveau.

Les sorcières ont la vie longue mais elles n’échappent pas à l’ultime vieillesse. Il faut bien les caser quelque part une fois que le temps les a édentées et rendues à peu près inoffensives. Chaque année à l’Halloween, il leur vient un petit sursaut de vitalité et elles insistent toutes pour se déguiser de la même manière: balai, robe noire aux dentelles ivoire, chapeau pointu comme le clocher noirci d’une église damnée. Chaque fois, on feint l’étonnement: n’est-ce pas amusant qu’elles aient toutes eu la même idée? Elles sillonnent les couloirs, lentes comme des vaisseaux morts, se donnent des airs hautains. Certaines, hantées par certains sabats d’antan, larguent leur robe et optent pour leur costume d’Ève. On les bourre toutes de valium et de bonbons: de la tire, surtout, pour les empêcher de bien articuler. Louisa doit rester alerte la nuit entière, au cas où.

À l’année longue, on surveille l’alimentation des pensionnaires en évitant toutes herbes et ingrédients qui pourraient trouver leur place dans une marmite. Les employés ont un menu plus fourni, mais trop engraissant. Louisa a pris quinze livres depuis qu’elle travaille ici. Elle est toujours soulagée de rentrer chez elle. Ça ne l’empêche pas de revenir le lendemain sans faute, esclave du devoir. Les sorcières ne sortent jamais, mais Louisa se demande parfois si ce n’est pas plutôt elle qui serait prisonnière.